Prix FEMS | Littérature | 1998
Recueil de récits ou de nouvelles

Anne-Lou Steininger

Littérature

Le recueil d’Anne-Lou Steininger s’ouvre sur Les jours qu’il me reste à vivre et sur une ruse intimement et presque originellement liée au récit. A l’instar de Shéhérazade, le protagoniste de son conte inaugural prétend en effet avoir trouvé le moyen de retarder l’échéance de sa mort en racontant chaque jour une nouvelle histoire à son ange. Avec Les contes des jours volés (Bernard Campiche, 2005), Anne-Lou Steininger nous propose un remède face à l’inéluctabilité de la mort, au temps qui passe, à l’absence de sens. Elle nous raconte des histoires qui selon son désir, enchantent et séduisent, font vibrer l’intelligence et les sens, pour finalement nous faire aimer ce que nous sommes.

Anne-Lou Steininger

Née à Monthey, en Valais en 1963

  • 1977-82 : Maturité scientifique au Collège de l’Abbaye de St-Maurice.
  • 1983-89 : Etudes de Lettres (philosophie, littérature française) et Sciences politiques à l’Université de Lausanne.
  • 1990-94 : Conceptrice-rédactrice en publicité dans une agence de Lausanne, puis comme indépendante.
  • 1993-94 : Séjourne à Bruxelles, puis à Florence où elle commence à écrire son premier livre, La Maladie d’être mouche.
  • 1995 : Naissance de son enfant Victor.

Vit actuellement à Genève. Différents projets d’écriture en cours.

La Maladie d’être mouche, Editions Gallimard, octobre 1996.

(Ce texte est un monologue polyphonique à cheval entre la poésie et le théâtre, une bouffonnerie sur le pouvoir.)

  • Cahiers irréguliers de poésie, Ed. de la Différence, N° 2, printemps 1996.
  • Revue Présages, Cahiers Jean-Marie Le Sidaner, N° 5, octobre 1996.
  • Revue Sources, N° 18, « Poésie des régions d’Europe. Suisse romande », éditée par la Maison de la Poésie de Namur, février 1997.
  • L’arbre à paroles, N° 97, novembre-décembre 1997.

Ecriture du Destin des viandes, sur une commande du metteur en scène Marco Danesi. Spectacle créé au Théâtre de la Filature, à la Sarraz, en juin 1997.

Le Théâtre des mouches, adaptation théâtrale pour quatre comédiennes de La Maladie d’être mouche, publiée dans la Collection suisse du théâtre (SSA-L’Age d’Homme) à l’occasion de sa création, au Théâtre Le Poche de Genève, le 4 mars 1998, dans une mise en scène de Philippe Morand.

La Maladie d’être mouche a été sélectionné par Lettres Frontière 1997. Il a reçu le Prix de littérature Alpes-Jura 1997 de l’Association des Ecrivains de langue française.

L’auteur s’est vu décerner, en 1997 également, l’un des trois Prix d’encouragement de l’Etat du Valais.

Les Jours qu’il me reste à vivre (projet)

Genre : recueil de récits imaginaires. Faut-il les appeler contes pour leur valeur d’illustration ? Parler de fantastique en ce qui les concerne ? Oui, mais d’un fantastique de la perception – et d’une illustration par l’absurde.

Structure : une cinquantaine de textes courts (de une à quatre pages) éventuellement classés par thèmes. Le premier récit, « Les jours qu’il me reste à vivre », pose le cadre, l’enjeu et l’argument du recueil.


Argument

A l’origine de ces récits, une ruse, un artifice, que n’aurait pas renié Pénélope.

Dans le conte qui ouvre le recueil, un homme prétend avoir trouvé le moyen de retarder l’échéance de sa mort. A l’ange-percepteur qui vient chaque matin retrancher un jour au fil de sa vie, il raconte une histoire telle que celui-ci, troublé par ce qu’il vient d’entendre, le quitte en oubliant de prendre son dû. Qu’est-ce qui peut bien déboussoler un ange ? N’est-il pas, par nature, étranger au doute ? N’est-il pas omniscient, parfait ? Précisément. Sa perfection l’aveugle. Elle lui rend indéchiffrable la nature humaine faite de contingence, d’incertitude, d’altérité… mais aussi de ruse et de plaisir. Son orgueil pourtant le pousse à essayer de comprendre : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’un être de temps ? Il veut absolument le savoir. Réponse dans les récits qui suivent. Ou plutôt fictions de réponse, car l’auteur présumé de ces contes gage que l’énigme reste à jamais entière…


Thèmes

Quelques thèmes pour aborder cet animal étrange qu’est « un être de temps » :

  • la mélancolie
  • la beauté de l’instant
  • le désir
  • la sagesse
  • le paradoxe (ou le dilemme)
  • la ruse
  • l’altérité
  • la métamorphose (toute perception transforme, rien ne nous laisse intact)…

J’ai classé ces thèmes par couples d’antagonistes. Il faut, bien entendu, y ajouter la mort et la création, ainsi que le couple ange-homme, qui en est la transcription narrative. Dans sa confrontation avec l’ange, l’homme utilise ses armes d’histrion ou de poète, des armes de faible, les seules dont il dispose : il joue l’art des mots contre l’aridité de la Loi, le plaisir de la fiction contre la Vérité, la dérision contre le fatum. S’il ne doit pas échapper à la mort, il aura eu le temps de l’apprivoiser et la jubilation de déployer aux yeux de l’ange dérouté l’inépuisable étrangeté de la nature humaine. Ce n’est évidemment pas la mort qui nous intéresse ici, mais bien « les jours qui restent à vivre ». La mort n’est que cet écrin sombre sur lequel nos petites joies ressortent avec plus de splendeur et d’insolence. Dans son combat avec l’ange, l’homme triomphe… le temps d’un récit.


Déclaration d’intention

Raconter des histoires pour enchanter et pour séduire, faire vibrer l’intelligence et les sens – pour le plaisir esthétique. Raconter des histoires pour ébranler l’être de certitude, l’ange qui est en nous, en lui laissant entrevoir la complexité et la fragile beauté des choses humaines – pour nous faire aimer ce que nous sommes. Pour endormir les enfants et réveiller les grands. Et surtout qu’elles ne s’achèvent jamais, qu’elles restent ouvertes au rêve et à la réflexion, Ecrire, non pas sur « rien » comme l’aurait voulu Flaubert, mais sur « des riens », des petites choses avec beaucoup de vide autour, afin de laisser jouer le regard. Peintre en dérisions.

Anne-Lou Steininger

Extrait

(…) « Ce coquillage, en apparence vide, contient la somme des jours qu’il me reste à vivre. Sept actuellement. Je le possède depuis toujours. Chaque matin, un ange-percepteur se présente à moi et me réclame le prix d’un jour. Cet ange, je ne connais pas son nom, je ne sais pas qui l’envoie; parfois j’ai l’impression qu’il travaille pour son propre compte. Mais enfin, c’est un ange. Mon ange. Et malgré sa fonction, j’ai fini par le trouver attendrissant, je me suis attaché à lui. » Cependant mon capital diminuait et je vivais à reculons, en égrenant les chiffres d’un compte à rebours. Je me révoltais avec violence contre cette sale fatalité. Mais que pouvais-je faire ? Qui de nous échappe à la mort ?… Si encore j’avais eu la perspective d’une longue vie. Mais non ! j’avais beau compter et recompter les jours qui tintaient dans ma coquille: je devais mourir à 34 ans, 3 mois et dix jours. Je pouvais déjà commander la bière, le corbillard et le repas de funérailles. C’est alors que je trouvai une parade…

Il ne me restait plus qu’une poignée de jours. J’étais désespéré. Ce matin-là, lorsque mon ange vint, je commençai par l’injurier. Je savais que c’était inutile. Il me toisa avec dédain. Il allait encore me parler de destin, ce volatile acariâtre ! J’éclatai en sanglots. Tout craquait en même temps à l’intérieur de moi. C’était peut-être de ça que je mourrais: d’y avoir trop pensé. Ignorant, j’aurais vécu heureux et, qui sait ? vieux. Oui ! qui sait s’il n’avait pas menti pour me tuer à petit feu. Mais je le savais incapable de mentir. Pendant que je me lamentais, cet imbécile me regardait d’un air stupide. Je lui criai: — De quel droit fais-tu cela ? Comment oses-tu affirmer que tu connais tout et te prétendre supérieur à moi, toi qui ne sais même pas ce que c’est que de pleurer ? Pour la première fois, je le vis se troubler, puis se vexer. Oui ! lui, un ange ! Il disparut sur le champ, sans un mot. Il avait oublié de me prendre le jour dû ! Et moi j’avais découvert son point faible.

Le lendemain, quand il me demanda, à peine arrivé, pourquoi les hommes pleurent, je lui avais concocté une fable dont il sortirait plus intrigué qu’avant. Il me quitta songeur et je gagnai un deuxième jour. Et ainsi de suite, presque chaque matin jusqu’à maintenant. Je ne sais pas combien de temps est passé. Des années, des siècles ? J’ai toujours trente-quatre ans, et je les aurai encore tant que je ne me lasserai pas de le surprendre. Ma ruse est simple, mais mon ange est candide. Comme tous les anges, c’est un être de plénitude et de vérité. Pour lui, les choses sont ou ne sont pas, depuis toujours et à perpette, tout est parfait, sublime. Une sorte de dogmatique, en somme. Il ne décèle pas la parole biaisée, il ne saisit pas ce qu’est le temps, il ne peut pas imaginer l’erreur, le manque: il ne nous comprend pas. Mais, dans l’orgueil de sa nature parfaite, il ne supporte pas l’idée de ne pas comprendre. Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’un être de temps ? Je prends un air étonné, je le provoque: Comment ! Tu n’as toujours pas compris ? Alors écoute, écoute J’affecte la meilleure volonté du monde, la patience humble de l’enseignant, je fais mine d’avoir trouvé une grande vérité, et je lui sers un nouveau conte à ma façon pour illustrer notre condition. Nouvelle énigme pour lui, nouveau sursis pour moi. Les questions indéfiniment viennent répondre aux questions. Je vois chaque fois avec plaisir grandir son désarroi. D’ailleurs, comment pourrait-il comprendre ce qui, ni pour lui ni pour nous, n’aura jamais de sens !! Ceci dit, le jeu n’a pas l’air de lui déplaire. Bien qu’il soit trop orgueilleux pour me l’avouer, je devine qu’il préfère me voler un conte plutôt qu’un jour. Tenez ! l’histoire que je viens de vous raconter va certainement le déconcerter. Je lui en ferai le récit demain ! »— Quelle histoire ?— Cette histoire d’ange, et des jours qu’il me reste à vivre. J’espère qu’elle vous a amusée. Je vous en dirai d’autres. Je ne peux m’empêcher d’inventer des histoires. Comme vous ne pouvez vous empêcher d’y croire. Non ?— Serais-je aussi naïve que votre ange ?— Mon ange n’est pas seulement naïf. Il est aveugle ! Il me prit la main et y glissa quelque chose:— Mes plus beaux souvenirs cependant sont des jours que j’ai perdus, non pas de ceux que j’ai gagnés. Je n’ai rien d’autre à vous offrir: prenez ce petit coquillage dont je vous ai parlé. J’eus un sursaut d’appréhension: Non !! Et pourtant, ce n’était qu’une simple coquille vide. — Prenez-le en gage d’amitié. Nous ne sortions plus de sa cabine. Chaque matin, il fouillait dans ses feuilles et me lisait un récit. Ou l’improvisait, je ne sais pas: certaines pages étaient presque blanches.— Ce sont les histoires que vous dédiez à votre ange ?— Quel ange ? Il avait oublié.— Votre ange-percepteur. L’ange des sept jours.— Les anges ne savent pas lire. Et mes jours, je vous les donne. Les anges ne savent pas lire: ils assistent, impuissants, à nos pensées. Ils ne voient pas le vide qui nous entoure, la joie de s’y laisser rouler. Ils ne connaissent pas le plaisir. — Je veux me souvenir de la chair, murmura-t-il. Echapper à la mer ! Mais la mer, que pouvait-elle encore contre nous ? Dehors des tempêtes menaient le bal, des ouragans faisaient danser notre cargo dans des étreintes époustouflantes, des cyclones fabuleux le soulevaient en tournoyant jusqu’à la voie lactée; nous étions mille fois naufragés, mille fois perdus corps et âme et mille fois plus vivants aussi, plus insouciants et plus féroces. Nous avions oublié la mer, aboli en un instant des siècles d’errance et d’atermoiement. Je viens de la chair, je veux y retourner.

Sept jours passèrent ainsi. Au matin du huitième jour, comme je l’ai dit, il était mort et j’étais seule. On ne peut pas changer la fin d’un conte dont on n’est pas l’auteur. Je l’ai rangé dans ma coquille avec la mouche blanche pour les laisser poursuivre ensemble leur éternel débat. Maintenant, que l’on me donne du temps, un crayon et de la malice. J’ai rassemblé les écrits de mon prédécesseur. Je les complète, je les remanie. Je poursuivrai son oeuvre. Demain, quand mon ange-percepteur viendra me voir, je lui raconterai une histoire, puis le lendemain, et le lendemain du lendemain. J’espère de cette façon faire durer longtemps ma traversée.

Anne-Lou Steininger

Extrait

Sur la berge, Héraclite était songeur. Comme souvent, lorsque la chaleur devenait intenable, il était venu s’asseoir sous son figuier habituel, au bord du fleuve. La fraîcheur de l’eau le rassérénait et son constant mouvement déliait le fil de ses pensées. Il lui semblait alors mieux comprendre le monde. Quand il ne s’endormait pas, il finissait par se baigner. Ce jour-là, il ne devait pas faire de sieste. A peine s’était-il installé qu’il vit avec surprise un homme surgir de l’eau et s’approcher de lui en souriant. Saperlipopette! pensa Héraclite en grec. Car l’homme lui ressemblait terriblement. ­Qui es-tu ? – Je suis toi : Héraclite. – Comment cela, moi ? Quelle est cette énigme ? – N’as-tu pas dit : « Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve » ? – Je l’ai dit. – Eh bien ! Ne t’es-tu pas baigné hier ? – Oui, je me suis baigné. Et alors ? – N’était-ce pas dans ce fleuve ? – Celui-là même. – Si le fleuve est le même, c’est donc que toi, tu n’es plus le même. Moi, je suis l’Héraclite qui s’est baigné dans le fleuve hier. Tu comprends maintenant ? Mais je ne suis pas seul. Nous sommes nombreux de tes baignades. Je te présente… Le philosophe, un peu sonné par ce syllogisme et par le gong du soleil au zénith, regarda l’eau où barbotaient, avec un plaisir qu’il connaissait bien, des dizaines, des centaines d’Héraclites amphibies qui lui firent de la main un salut amical et moqueur. Si semblables et si différents ! Si insouciants surtout quand lui était si grave! On aurait dit que rien ne pouvait plus leur arriver. Ils jouaient comme des mômes, ils riaient comme des mômes, et le considéraient avec une impertinence !… Mais que me trouvent-ils donc de si comique, ces maudits avatars ?… – Hein ! tu n’aurais pas cru t’être baigné si souvent ! commentait l’autre, goguenard. Héraclite se vexa. Des années de réflexion réduites à une farce! à une boutade ! Il voulut répliquer, terrasser son adversaire, comme il savait le faire, par un implacable raisonnement dialectique. Mais le bougre connaissait bien la chansonnette et résistait à tous les arguments. C’est qu’il avait de qui tenir, même s’il était d’hier. La troupe des baigneurs s’était approchée pour suivre la discussion, et l’épiçaient de rires pouffés et de notes en bas de pages qui mirent Héraclite hors de lui. Il les chassa à coups de figues. – Si toi tu n’acceptes pas d’être plusieurs, le fleuve devrait-il l’accepter, lui ? Il fallait sortir de cette aporie. Héraclite – celui du jour – se déshabilla, plongea dans le fleuve et se laissa emporter par son cours. Ne faire plus qu’un avec le fleuve… Il n’est jamais revenu, mais on dit que dans la région les gens lui ressemblent encore beaucoup.

Anne-Lou Steininger

Extrait

Est-ce que les murs se fendent parce que je les regarde ? Et les peintures s’écaillent, les couleurs se dégradent ? Est-ce que les femmes se fanent, est-ce que les fruits pourrissent et les chairs se détachent dans le secret des boîtes à viandes parce que je les regarde ? Le ciel se couvre, les feuilles rouillent et les arbres grelottent dès que j’ouvre les yeux. Et voilà les passants qui se hâtent soudain en répétant qu’ils ont déjà quelques secondes, quelques minutes de plus qu’avant et que peut-être… il est trop tard ! Est-ce que systématiquement, parce que je les regarde, le bois s’allège, le métal s’use et la pluie tombe ? Est-ce que l’automne arrive, est-ce que les trains déraillent parce que je les regarde ? Les femmes accouchent dans une tombe, le lierre étouffe leurs enfants sans que j’y puisse rien; la pierre est faible, la chair est silencieuse. Et ceux qui attendaient se rompent, ne trouvent plus en eux ni la paresse ni la patience d’attendre. Ils se jettent des tours, ils se jettent des ponts, et se jettent à mon cou avant d’aller se pendre. Ou se mettent à pleurer, à tuer — qui sait ! — rire. Et disparaissent à leur tour. Mais qu’est-ce que je leur ai fait, à ces idiots ? Pourquoi faut-il qu’à mon approche tout se corrompe et précipite ? Je ne sais pas qui je suis. Et qui pourra me le dire ? Les paroles s’envolent bien avant de m’atteindre. Quand je reçois une lettre, je n’y trouve plus qu’une bourbe grouillante de mots mangés, de points et de virgules, dans laquelle se tortillent quelques tronçons de phrases en proie aux derniers soubresauts de la mélancolie ou de l’injure. Les livres s’effacent entre mes mains, l’argent dévalue, les mesures tombent en désuétude, et les calculs s’avèrent tous faux. Car même les chiffres, que l’on croit si stables, si peu influençables, bredouillent dès que je m’en empare. Je serais un piètre géomètre et un dangereux comptable. Je contamine tout. Et l’on m’en veut, on me hait. Pourtant, je ne le fais pas exprès. Je sais que l’univers est né il y a quinze milliards d’années du rapprochement de deux mots anglais, big et bang, que depuis il ne cesse de s’étendre, que les étoiles s’éteignent l’une après l’autre et que la race humaine n’est qu’une larme de ciron dans le potage. Mais est-ce ma faute si le soleil se refroidit, si la lumière s’étiole, si le vide s’agrandit ? Je te jure que j’aimerais changer. Et fixer les images une seule fois dans ma vie: arrêter la neige entre ciel et terre, clouer dans l’espace les vagues et les éclairs. Que les êtres et les objets autour de moi restent intacts, immobiles, inaltérables, ne serait-ce qu’un instant. J’aimerais les retenir. Mais plus j’avance, hélas ! plus je vois loin dans le néant et plus vite je les y précipite. Alors, j’essaye de me faire oublier. Et j’attends la fin du monde. A ce rythme, elle ne saurait tarder. Mais je parle, je parle. Et tandis que tu m’écoutes, comme tous les autres, tu ne peux t’empêcher de vieillir. Chaque mot que je prononce te rapproche de la mort. Si seulement je pouvais me taire — ou toi ne pas m’écouter…

Anne-Lou Steininger

Extrait

Elle fonce à bicyclette dans le miroir d’une flaque et coupe le ciel en deux, éclabousse tes chaussures. Elle te croise dans la rue. Elle porte une robe légère qui t’effleure en passant, une petite valise qui lui donne l’air de partir à tout instant, mais elle flâne sans hâte. Sa tête se tourne, ses lèvres bougent, on dirait qu’elle te parle, pourtant tu n’entends rien. Elle te regarde derrière la vitre d’un café comme si elle attendait que tu la reconnaisses, mais tu as beau chercher, creuser, fouiller ta mémoire au scalpel, tu ne te souviens pas, et tu t’en veux tellement. Elle traverse ta cour — tapotis de ses pas — et c’est peut-être un blues — premières gouttes de pluie — ces quelques notes longues qui s’en vont avec elle. Ô sillage swingué d’une mélopée interrompue trop tôt : tu te jetterais par la fenêtre pour en connaître la suite. Mais il fait nuit : tu dors déjà, et tu l’écoutes jouer cet air inachevé sur un piano aux touches d’eau — ce piano-là, tu t’en souviens, qui n’arrivait à bout de rien, mais dont les notes titubantes avaient la saveur beurrée du thé noir et des tuiles aux amandes, le mercredi après-midi, quand tu avais leçon de solfège et de pluie. Elle est là quand tu rêves et te regarde dormir. A moins que tu sois mort déjà et qu’elle contemple ton cadavre. Elle est là quand tu t’éveilles ; elle parle avec des inconnus dans la pièce voisine, elle se fâche puis elle rit, et tu as l’impression que c’est de toi qu’elle parle, que c’est très important, que ton sort en dépend, mais tu ne comprends pas. Elle est là quand tu sais que tu as tout ton temps, et l’envie de ne rien faire — elle a l’art d’arriver lorsque tu t’abandonnes. Elle a surgi au plus beau de la soirée. Tu buvais un verre de vin doux en regardant fondre le jour, tu étais heureux et détendu, tu entrais en volupté. Mais elle avait ce je-ne-sais-quoi qui t’a tiré du cœur le plus profond soupir. Elle est terrible. Elle ne te laisse pas en paix. Elle traîne derrière elle des parfums qui t’affament, elle a des tours de gestes qui te plantent dans le sol. Ses regards vont toujours plus loin que les tiens. Elle t’agace, te ravit; t’enchante et t’inquiète. Tu ne comprends rien à sa beauté. Il te faudrait refaire le monde, pièce par pièce, tout reprendre depuis le début, et la créer de tes propres mains. Mais qui te dit qu’elle ne t’échapperait pas encore. Tu aimerais lui parler, la toucher. Rien que pour t’assurer de sa réalité. Tu aimerais te couler dans son ombre, lire par-dessus son épaule, te glisser dans son corps, pour voir si elle existe. Mais elle est déjà loin. Elle ne t’évite pas, mais elle si fugace; et tu oses trop tard. Tu ne la perds jamais pourtant — comment perdre ce qu’on ne possède pas ? — car elle revient toujours, elle te retrouve. Mais elle te manque encore plus quand elle est là: elle te manque au présent. C’est un trou dans la vie, une envie de pleurer au plus doux de l’été, une lumière qui obscurcit le jour — un coup de poing dans le soleil. Elle t’attend. Elle se tourne vers toi, elle te fait signe. Et son sourire coupe la terre en deux. Tu lui réponds. Tu vas la suivre. Tu veux l’atteindre. Un fleuve entre vous mène sa troupe de noyés. Pas de pont, pas de gué, pas de passage. Qu’importe ! Vous cheminerez face à face en remontant le fleuve, elle sur une rive, et toi sur l’autre, comme un reflet. En amont, espères-tu, le fleuve me laissera passer. En amont, même si je dois marcher jusqu’à la source, même si j’y passe ma vie. Et tu te mets en route… Vous marcherez longtemps, sans cesser, toi de la désirer, elle de t’attendre, en remontant l’unique fleuve qui n’a ni fin ni source. Un jour, il faudra bien que tu te jettes à l’eau !…

Anne-Lou Steininger

Extrait

Hélas ! j’ai beau sourire, j’ai beau soulever mes viandes sur la cruche de mon crâne avec le plus de grâce possible, m’imaginant cette grâce, pour mieux la contrefaire, en glissant entre la peau et l’os un masque idéalement articulé, avec rides avenantes, maxillaires souples, lèvres étrécies, croissant de lune et pommettes bombées: le masque même du sourire aimable, sans sarcasmes ni effronterie, du sourire qui ouvre un visage entièrement, qui le fend comme une prune trop mûre que l’arbre n’a plus la force de retenir et qu’il laisse tomber en vue d’une improbable renaissance, souterraine, pourrissante, rampante (mais tellement orgueilleuse de son humilité que les mystiques l’envient au point de prendre, dit-on, des bains de terre et de ténèbres); de ce sourire qui déshabille un crâne pour laisser deviner, entre les grains d’émail jauni, le germe organique d’une langue qui, bien plantée dans une bouche adverse, est capable elle aussi, comme la tige gluante d’une plante charnelle ou, si vous préférez, comme cet escargot qui cherche sa coquille en bavant vieille rengaine de paradis perdu et autres mirlitonades, de ramper, de pourrir et de hisser paresseusement ses bourgeons doux dans le ciel clos d’un cerveau composé à quatre-vingt pour cent d’eau et de beaucoup d’illusions; un sourire trousse-chair en somme, qui déballe sa tripaille sur le piano et te la vend pour rien, avec annexes et gourmandises: tu n’as qu’à te servir, et t’en lécher les doigts, la victime est à point, elle te fond dans la main, elle s’abandonne sans réserve, sans limites, car ce n’est pas d’avoir sciemment voulu donner (dans ce cas, ne garde-t-on pas toujours quelque chose pour soi ?) mais de ne pouvoir retenir qu’elle est si généreuse; un de ces sourires donc de soumission totale, si dénué de ruse, si vide d’arrière-pensée si ce n’est celle d’être agréé, que tu ne douteras plus, il te semblera même n’avoir jamais douté ni de ton charme ni de ta force ni de la subtilité de ton intelligence, mais avoir toujours été en ce monde comme un seigneur, un souverain, un homme éperdument désiré, admiré, obéi (jusqu’au soleil, qui se lève dès que tu chantes) bref ! un type fichtrement sublime: à cet instant, oui ! tu seras roi — mais hélas ! disais-je, j’ai beau y mettre tout mon cœur: le temps qu’il te parvienne, ce sourire sans malice, le temps qu’il traverse jusqu’à toi l’espace empli de musique geignante et de conversations bâclées, qu’il projette son image selon une courbe calculable mais imperceptible au-dessus de la table où nos deux verres de liquide rouge et transparent attendent que nous y trempions les lèvres pour prendre un nom et un arôme (en admettant que nous ayons encore envie de boire) et le temps qu’il fasse son chemin, de rétines en synapses, jusqu’à l’aquarium figé de ton cerveau, qu’il y soit remis à l’endroit, classé, interprété; le temps que tu t’en empares, j’aurai déjà fini de sourire depuis longtemps, perdu ma joie et ma confiance, je n’aurai plus une once d’amour pour toi, mais une vague pitié à l’idée que tu puisses croire un seul instant que la vie est belle et que les femmes t’aiment; et ce ne sera, je te le jure, point par hypocrisie, ni par ce que vous appelez, par faute de comprendre un esprit plus rapide que le vôtre, l’inconstance de notre sexe, mais bien parce que je suis, et je serai toujours, à des milliards de poussière de secondes de toi, qu’entre nous des étoiles s’ébrouent, des soleils s’essoufflent, des galaxies s’entre-dévorent; et c’est le ciel d’après ma mort que tu contemples, ou celui d’avant ma naissance; de sorte que ce sourire banal ne sera plus qu’un astre éteint lorsqu’il te parviendra, car jamais, non ! jamais tu ne pourras m’atteindre dans mon instant.

Anne-Lou Steininger

Extrait

J’aime une femme, disons… que c’est plutôt elle qui est tombée amoureuse de moi. Et moi je la regarde tomber. D’ailleurs, elle tombe dès que je la regarde. N’importe où, n’importe quand. Je ne m’y attends jamais. Soudain, la voilà. Et elle tombe. Je suis toujours émerveillé par sa façon de tomber. Et par la transfiguration que ses chutes font subir au paysage. Alors, je ne peux m’empêcher de l’aimer. C’est une femme gracieuse et désinvolte. Sa beauté est si franche, si involontaire, qu’elle ne peut se faner. Pour moi, elle sera toujours belle. Elle a dans ses cheveux, en guise d’unique attache, un oiseau rouge et bleu, un magnifique oiseau qui retient entre ses griffes les volutes de l’opulente chevelure. Tantôt voletant, tantôt se reposant sur son épaule en gazouillant, il accomplit sa tâche avec un amour jaloux, reprenant affectueusement du bec les mèches qui glissent sans cesse. Quand je la vis pour la première fois, l’oiseau effaré s’envola en lâchant son trésor. Les cheveux avec mollesse retombèrent sur son front, dans son cou, entre ses seins, coulèrent le long du ventre, des cuisses… et l’emportèrent dans leur chute pleureuse. J’aurais été l’oiseau… J’aurais été cet air de concerto qui s’échappe d’une fenêtre ouverte. L’aube en est toute parfumée. Elle est là, nue; elle est dans la musique, titillée par les pizzicati des violons agaçants. Sa peau se couvre à peine de quelques frissons doux, et elle tombe. Elle tombe avec la musique, lentement. Dans sa chute qui n’a rien de fatal, elle emporte un grand morceau de bleu moelleux, tandis qu’au-dessus de son corps le ciel se fait fourrure. Ce vertige quand je la vois !… Est-ce vraiment elle qui tombe ou moi qui monte aux nues ? J’interroge les nues. Au bout de la place, en équilibre sur la pointe du fronton de l’église, deux anges fixent le vide avec un orgueil crispé. Discrètement, ils s’appuyent à la croix de pierre qui les sépare. Je leur adresse un sourire entendu. Eux aussi, ils ont le vertige. Que la ville est silencieuse ce matin ! Ce doit être dimanche. Le premier rayon du soleil frappe la tête des anges. Les cloches vont se mettre à sonner. Soudain, elle est là, derrière eux. Les anges se retournent, deviennent plus pâles que marbre, s’agrippent de justesse l’un à l’autre. Et ça y est ! elle commence à tomber. Toute la ville se trouble, tremble, murmure. Elle tombe sur fond d’or, en faisant miroiter ses éclats de tendresse, elle tombe par petites touches, frémissante et hiératique, elle tombe en pluie, en mosaïque. Elle met un tel temps à tomber qu’elle s’efface avant de toucher terre. Et c’est moi qui m’effondre, brisé en mille morceaux, sur le parvis de la place. Je l’entends qui chuchote affectueusement à mon oreille: « On est fragile et on veut jouer les casse-cou! !… » Mais où est mon oreille ?

Anne-Lou Steininger

Extrait

J’habite une demeure dont les fenêtres s’agrandissent, que le ciel use, un palais bruissant de sable fin qui s’effrite sans fin. Je l’entends chuchoter nuit et jour, fredonner des airs légers de puces aphones et d’étoffe froissée. Il s’effondre en chantant. C’est un château aux murs croustillants d’étincelles, planté de plumes sales en guise de fanions, un vrai château de sable, un monument d’enfance, et moi, la châtelaine oisive, j’en suis fière, j’y suis bien : je ne le quitterais pas pour tous vos palaces de pierre. Quelle merveille de n’avoir rien à faire sinon flâner de salle en salle en écoutant crisser le sable sous ses pas ! Le facteur, comme il n’a plus de lettres pour moi, cet homme bienveillant, m’amène de temps à autre une poignée de sable, un peu d’eau et quelques larges coquillages : Où dois-je les placer ? Que réparer d’abord ? demande-t-il inquiet. Vos marches se délitent, vos tours s’émoussent et votre grand salon n’est plus qu’un vaste lit à ciel ouvert !… Je l’emmène gentiment dans la salle des seaux, musée des pelles et des râteaux: J’ai déjà tellement travaillé, lui dis-je en écoutant glisser une coulée de temps. C’est si bon d’être en vacances ! J’habite une demeure où les jours ne se ressemblent pas, un palais frémissant de poussière chancelante. La pluie le ravine, le soleil et le vent l’allègent allègrement. Ses formes fondent, se lissent et s’adoucissent — comme les miennes, ma chère ! C’est ainsi que je l’aime. Et mon enfance s’éternise. Ame de mon château et vous, mes os légers et blancs comme du bois flotté, dites à ceux qui viendront demain sur cette dune : « Il n’est de vrai château que de sable, de temps heureux que celui que l’on perd. »

Anne-Lou Steininger