Prix FEMS | Littérature | 2006
Roman

Filippo Zanghí

Filippo Zanghi s’est présenté au prix FEMS avec l’envie d’explorer son histoire familiale et ses souvenirs, de parler de son père à 19 ans et du père de son père au même âge, de redécouvrir la Sicile, et surtout d’écrire. La Transition est un projet de roman familial et autobiographique qui s’est progressivement transformé en une longue (en)quête d’un auteur en transition.

Filippo Zanghí

1974

  • Naît le 20 janvier à Lausanne, de Rosa et Giuseppe.
  • Son frère Antony naît quatre ans plus tard.
  • Les parents sont siciliens. Ils choisissent de leur parler français.

1974-1989

  • Domicilié et scolarisé à Prilly, Chavannes, Ecublens, Renens: Lausanne-Ouest.
  • Assiduité au football et à la télévision. Education à la fiction via les dessins animés japonais.
  • Pas de livres.

Découverte: « fenêtre » peut se dire « Fenster ».
Devient un bon élève. Etés siciliens.

1989-1990

  • Année de raccordement au collège.

1990-1993

  • Gymnase à Pully. Baccalauréat: langues modernes.
  • Vélomoteur, cigarettes, The Doors, le « Requiem » de Mozart.
  • Apprentissage de l’italien. Dissertations. Baudelaire et Rimbaud.

Découverte: à Pully, ce n’est pas comme à Renens.
Ne sera pas footballeur, mais écrivain.

  • Textes réguliers. Commentaires invariables: « mal dit », « lourd ».

1993-1994

  • Entre à l’université, puis en ressort. Sommeil.
  • Devient « temporaire »: chantiers, nettoyages.
  • Rencontre Sylvie.

1994-2001

  • Université de Lausanne: licence ès lettres.
  • Français, philosophie, histoire.
  • Militantisme. Voyage en Asie.
  • Commence à maîtriser le dialecte sicilien.
  • Premier 1er août en Suisse.
  • Poèmes. Récits. Concours.
  • « Presquemonde » remporte le Prix de la Sorge.
  • Première publication en vue. Commence à y croire.
  • Mémoire sur Henri Michaux. Prix de faculté.
  • Petite fièvre généalogique. Recherches sur Internet.
  • Demande de naturalisation.

2001-2002

  • Rédacteur stagiaire dans une agence genevoise de publicité.
  • Scénarise une vidéo célébrant le vingtième anniversaire de Palexpo.
  • Relativement convainquant. Relativement convaincu.
  • Enseignant remplaçant dans une classe de cinquième année.

2002-2003

  • Lecteur de français à l’Université de Canterbury (Kent, Angleterre).
  • Premier travail d’écriture de longue haleine: les « Moustiques ».
  • Publication du mémoire sur Michaux.

2003

  • Assistant à la section de français de l’Université de Lausanne.
  • Lancement d’une recherche sur les représentations du paysage urbain et suburbain dans la littérature contemporaine.
  • Géographie. Architecture.

Découverte: les lieux où il vit et où il a vécu sont perçus comme les produits d’un désastre urbanistique.

  • Canevas de « Marcovaldo et Domitilla », spectacle de Sandro Santoro créé au Théâtre des Trois P’tits Tours.
  • Première collaboration avec Sandro. Nouvelle fièvre des origines.
  • Deuxième collaboration: « Les Cravates », pour le concours et le festival de théâtre Secondo à Zurich. Le projet n’est pas retenu.
  • Naturalisation: est fait bourgeois de Renens.

2005

  • « Le Vrai visage des moustiques » paraît dans la revue Arkhaï.
  • Envisage d’y croire sérieusement.

  • « La Source » [inédit], 1996. Treize poèmes d’amour.
  • « Presquemonde », Archipel, “Saveurs de l’esquisse”, n° 21, déc. 2001, p. 31-39.
  • Prose et dialogues: enfance de l’écriture.
  • « Marcovaldo et Domitilla » [inédit], 2003. Récit librement inspiré de Marcovaldo d’Italo Calvino.
  • « Le Vrai visage des moustiques », Arkhaï, n° 11, sept. 2005, p. 26-40. Conte de voyage inspiré des Légendes des terres sereines de Pham Duy Khiêm et illustré par Yves Lappert.

  • « Un Hérétique de l’espace. Notations de l’expérience chez Henri Michaux », Lausanne: Archipel, coll. «Essais», volume 3, 2002 (postface de Ph. Moret et Cl. Reichler).
  •  « Michaux: les textes de la drogue. Altérations de la perception de l’espace ».

« La Transition » est un roman familial. Les personnages principaux sont Santino, Carmelo et Alessandro. Un paysan, un ouvrier, un étudiant. On se situe entre Lausanne et la Sicile, de l’entre-deux-guerres à nos jours.

C’est un roman autobiographique. La plupart des récits dont il se compose sont liés à des souvenirs personnels, mais aucun d’entre eux n’est fidèle à la vérité. Il ne s’agit pas d’une saga, encore moins d’une épopée. On n’envisage pas une génération après l’autre. Aucun des personnages n’est proprement héroïque.

Un motif traverse tout le roman: l’île. L’île où l’on est. L’île que l’on est.

Simplement, on a affaire à trois individus: un grand-père, un père, un fils. Entre autres similitudes, ils ont par exemple tous trois eu dix-neuf ans. A dix-neuf ans, le fils est entré à l’université; le père est entré en Suisse; le grand-père est entré en guerre. La transition, c’est un peu ça. Même si, en l’occurrence, c’est une transition brutale, voire une absence de transition.

Je suis né en Suisse. J’ai grandi en Suisse. Depuis quelque temps, j’ai un passeport suisse. Et ma langue « maternelle » est le français. Mais le français de ma mère est passable. Par exemple, elle dit: un oncle, des noncles. Ça n’a l’air de rien. Pour moi, c’est tout. Je le sens confusément. Ma famille. La liaison. La déliaison. Je parle, je lis, j’écris en français. Mais ma langue est tendue. Parfois, je me complais dans la certitude qu’on ne peut rien dire, ou qu’on ne peut pas dire « ça comme ça ». Maintenant, je ne me contente plus de me taire. Alors, comment dire ?

Je veux parler de mon père et du père de mon père. A quelle distance sommes-nous exactement les uns des autres ? Je ne veux pas être trop près. Je ne veux pas être trop loin. Je suis comme eux et je ne suis pas comme eux. Je veux rendre hommage. Mais je ne veux pas figer. J’ai besoin d’écrire, non pas sur, mais avec eux.

Mené sur une année, je conçois ce travail comme une exploration ou une enquête. Je ne suis jamais resté en Sicile plus de six semaines d’affilée (les grandes vacances). J’envisage d’y séjourner trois ou quatre mois. Cependant, je ne vise aucune sorte d’exhaustivité. Sans doute, au final, La Transition restera lacunaire. Le roman exhibera délibérément ses lacunes.

Filippo Zanghí

Extrait

« La Transition »

La mort du grand-père ou la métaphore

Vico Baglio Basilicò. Vico, ça veut dire une ruelle, une venelle, en plus petit encore et plus étroit. C’est presque un sentier, mais en pierre. Baglio Basilicò, c’est peut-être le souvenir d’un jardin, peut-être aussi en mémoire d’un villageois. Cette petite venelle, veinule latérale de la rue qui, de l’Eglise Santa Maria Immacolata, descend jusque dans la partie basse du village, s’agrippe à un monticule, un amas de vieilles bicoques morcelées et tassées les unes contre les autres, pas plus de quinze, qui font un quartier en miniature, un espace semi-privé, séparé, escarpé. Elle monte sur une douzaine de mètres, avant de faire un coude sur la droite pour gravir encore sept ou huit mètres et atteindre une placette minuscule et sans issue, ou plutôt une cour autour de laquelle se referment les maisons.

La première maison sur la gauche en montant, dont la façade donne sur la rue, est dotée d’un perron en ciment, mordant sur la venelle, qui consiste en quatre marches d’escalier. Elle jouxte une étable dotée d’une porte en bois peinte en bleu. En face se trouve une autre étable, une ruine que Santino, le grand-père, avait louée le temps qu’il se décide à vendre son dernier âne. Elle fait partie de la plus ancienne construction encore debout de ce côté-ci de la rue. Ses murs ne sont faits que de cailloux superposés, de forme et de taille différentes. Les deux maisons sont comme les parois du hall d’entrée de la venelle.

D’abord ouverte sur la rue, celle-ci se resserre en un couloir qui monte et rapidement s’évase en une petite cour intermédiaire bordée sur la gauche, successivement : d’un escalier aux marches bossues, érodées, creusées par plusieurs générations de sabots, permettant de joindre une autre porte peinte en bleu ouvrant sur la même étable que celle qui jouxte la maison au perron ; un autre escalier, s’enfonçant dans le sol jusqu’à une double-porte de bois peinte en marron ; enfin, plus haut, deux marches devant une porte vitrée protégée par des volets. Sur la droite, l’ancienne étable de Santino, qui emplit l’angle que forme la venelle en tournant, a été transformée en maison à deux étages, où le grand-père vit avec la grand-mère, et où il va mourir.

Cette année-là, un matin, avant l’aube, Santino, en se levant, avait ressenti une douleur fulgurante dans le bas du dos, une étincelle, puis une morsure atroce qui l’avait forcé de se recoucher aussitôt. Anna s’était retournée pour lui demander ce qu’il avait. Il lui avait grommelé qu’il n’avait rien, qu’il n’arrivait pas à se lever. Puis il avait tenté à plusieurs reprises de se mettre en position, mais il n’y avait rien à faire. À peine avait-il posé le pied sur le sol que la douleur lui lançait de s’arrêter, de ne pas insister. Lui insistait tout de même. Il s’asseyait sur le bord du lit, esquissait un mouvement, se figeait pour voir, pour détromper, pour tenter de déjouer la douleur, et soudain tendait la jambe vers le sol, mais alors un cri électrifiant lui raidissait les membres et venait se lover dans son dos. À la fin, il s’était résigné. Il ne se lèverait pas aujourd’hui.

Il avait septante-neuf ans.

Anna, contre l’avis de son époux, appela le docteur Torre, qui lui promit de passer dans la matinée. Elle paraissait agitée. Ce qui s’expliquait aisément. Avoir mal est une chose, ne pas se lever en est une autre, autrement plus grave. Qu’il ait mal ou non, qu’il pleuve ou qu’il vente, Santo s’était toujours levé. Il se levait et il partait, cultiver son jardin, contrôler ses pieds de vignes, nettoyer la terre de ses oliviers. Il allait à pied, en moto ou en tracteur, suivant la distance à parcourir ou les travaux qu’il avait programmés. Anna parfois le rejoignait, s’il le lui avait demandé ou si l’envie lui en prenait. Elle aussi se levait, malgré les maux divers qui ne cessaient de l’assiéger et dont elle tourmentait son entourage, sauf son époux, qui n’appréciait guère ses lamentations. « On ne se lamente pas », répétait-il. « Si on se lamente, c’est qu’on va mourir. »

Durant les mois qui allaient suivre, c’est lui qui allait se lamenter. Et elle accueillerait tout, même les insultes. Elle ne se plaindrait plus. Plus devant lui. Jamais.

Après l’avoir examiné et interrogé, le docteur intima l’ordre à Santino de rester couché, puis de gagner au plus vite l’hôpital pour des examens approfondis. Il ne précisa rien de plus. Après quelques tentatives, tout aussi vaines que celles du matin, Santino dut se rendre à l’évidence. C’est-à-dire à l’hôpital.

Il s’y fit porter par son voisin Domenico.

Domenico le ramena chez lui quand tout fut terminé.

Quelques jours passèrent, immobiles. Enfin, le docteur Torre apporta la nouvelle :

« Santo, tu as le cancer.

– Mon Dieu, fit la grand-mère.

– Tais-toi », dit le grand-père.

Santino fumait des Nazionali. Une cigarette Nazionali est à un poumon adulte méditerranéen, élevé à la dure et soumis toute sa vie à des pressions physiques incommensurables (ce qui ne l’empêchera pas de faire son travail très correctement pendant au moins un demi-siècle), ce que trois Gitanes sans filtre fumées d’un seul coup peuvent être à celui d’un nouveau-né luxembourgeois promis aux honneurs et à l’inexprimable confort d’un grand-duché (mais hélas condamné à mourir étouffé des suites de cette absurde expérience, si quelque soeur aînée, inconsciente et revancharde, s’avisait de la mener à bien). À soixante-dix-neuf ans, donc, Santino, ayant fumé depuis sa jeunesse une moyenne d’un paquet de Nazionali par jour, et quoiqu’il fût un paysan méditerranéen, se vit récompensé par un cancer du poumon.

Il dut s’aliter définitivement.

On l’installa dans le séjour, face à la salle de bain et à côté de la cuisine, c’est-à-dire dans la pièce où l’on ne s’installait jamais, sinon pour la sieste de l’après-midi.

En 1983, alors que la maison était encore une étable, Alessandro, le petit-fils, l’été de ses huit ans, y avait assisté à la mise à mort d’une brebis. Tandis que certains maintenaient au sol les paires de pattes de la pauvre bête qui s’était débattue comme une enragée, il avait vu son grand-père lui soulever la tête et lui enfoncer une lame dans la gorge, d’où un flot de sang noirâtre avait aussitôt jailli et s’était écoulé sur la pierre ensablée. On avait concocté un repas succulent pour toute la famille.

Méthodiquement, scrupuleusement, la maladie tissa son réseau. Et programma, dans le corps affaibli de Santino, comme une interminable électrocution. D’abord, les étincelles firent place aux secousses, et les secousses aux décharges. Puis, toutes les installations furent touchées, les conducteurs décomposés, les cuivres fondus, les diodes disjointes. Et les fils de la douleur parvinrent à si parfaitement s’entremêler qu’ils firent des jours et des nuits que Santino dut encore traverser un ramassis de courts-circuits dévastateurs. Dans les pires moments, le grand-père ne fut plus, littéralement, qu’une boule de nerfs piaffant, hurlant et s’étouffant à mesure.

Personne, parmi les enfants, n’était apte à prendre en charge les soins requis par la maladie. Les Suisses étaient en Suisse avec leurs obligations. Luca ne pouvait quitter Milan, son travail, son épouse et ses jeunes enfants. Restait Giovanna. Elle vivait à Messine, travaillait à domicile, mais elle ne pourrait supporter plus de quelques jours la nature très envahissante de la mère. Ainsi, on coupa court à l’éventualité de respecter une ancienne tradition et l’on s’enquit s’il se trouvât dans la région l’un de ces « extracommunautaires », asiatique de préférence, et qui fût disponible.

Saclolo se présenta.

Il présentait bien.

Quoiqu’à Lausanne, le fils aîné Carmelo fut intraitable. « Il ne travaillera pas au noir. Il aura son papier, un salaire et tout ce qui s’en suit. L’Italie est un pays de voleurs. C’est pas une raison pour faire la même chose », clarifia-t-il au téléphone, lorsqu’on parla modalités. On dut l’engager dans les règles. Pour deux millions de lires par mois, ce qui correspondait à la rétribution moyenne d’un employé indigène, le soignant, nourri, blanchi et logé, serait à portée de vue ou de voix vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Saclolo était philippin. Sa peau était mate, ses yeux brillants, ses habits propres, et toute sa personne respirait la tranquillité. Quelques jours suffirent pour se rendre compte qu’il serait fidèle à la réputation de ses compatriotes. Il soigna, pansa, soulagea, consola, sans faire aucune difficulté. Son épouse, qui habitait et travaillait à Gravellona, le rejoignait parfois et ils faisaient ensemble le ménage, toujours souriants, toujours reconnaissants.

Tout le monde arriva en été.

Le calvaire de Santino avait débuté en juin. Il durerait jusqu’à l’automne. Aucun membre de la famille n’était compétent pour éclairer les autres sur la nature du mal dont souffrait le grand-père, sur ses progrès, ses moments de détente, sur les remèdes ou les moyens d’atténuer la douleur. La douleur était là. Tout le monde pouvait la mesurer, que ce soit à l’intensité du cri, depuis le râle quasi-imperceptible, dans les moments de répit, jusqu’aux saccades de hurlements, pendant les crises les plus violentes, ou au degré de tension des traits du visage, nappés de torpeur quand l’action de la morphine battait son plein, tirés abominablement après les nuits d’insomnie. Pour le reste, on écoutait parler le docteur. On opinait en silence. Mais on n’y comprenait rien du tout.

Un mot revenait : la « tache ». Il y avait une tache. Quand Saclolo prodiguait ses soins, Luca, Carmelo jetaient un œil furtif. Carmelo surtout était fasciné. Il interrogeait son père. Est-ce qu’il sentait quelque chose, là ? Et là ? Non, Santino ne sentait rien. Pourtant, il y avait une tache. Le mot en vint à désigner peu à peu le mal tout entier. « Comment va la tache ? Du nouveau ? Quelle couleur, la tache ? » On discuta beaucoup de la tache, cet été-là. Une tache, timide d’abord, presque transparente, qui était apparue dans le bas du dos, ou sur le haut de la fesse, et qui avait grandi, forci, noirci au fil des semaines et fini par former une protubérance luisante et visqueuse, innommable, dont il fallut pratiquer l’ablation.

« La moitié de la fesse. On lui a enlevé la moitié de la fesse », apprit Alessandro, de la bouche de son père, le jour de son arrivée.

On était au cœur de l’été, sous le feu de la canicule. Depuis quelques années, Alessandro avait espacé l’intervalle de ses visites et raccourci la durée de ses séjours. Il avait adopté un rythme bisannuel et ne restait jamais plus d’une semaine, le temps d’embrasser ses proches et de voir la mer. L’époque de l’année n’avait pas changé, quelque part entre la mi-juillet et la mi-août. Les semaines de la chaleur, donc, et de la terre brûlée. Celles des plissements d’yeux dans l’éclat du jour. Celles des nuits de silence et de l’aboiement des chiens, à l’aube. Seul répit, le relâchement bref du crépuscule, dans la brise et la cloche des vêpres.

« Ciao, nonno, dit Alessandro.

– Oh », fit le grand-père.

Alessandro lui fit la bise et un sourire. Santino en esquissa un à son tour.

Et après ?

Et après, rien. Ou si peu. S’il n’y avait pas la maladie, sûrement ils parleraient du voyage. Comment ça s’est passé. À quelle heure l’arrivée. À Rimazzo ou à Gravellona ? Combien de retard. Une heure ? Ah bon, alors ça va. À quand le départ. Mardi ? D’accord. Et ils s’assoiraient sur l’escalier en pierre. Le petit-fils en tout cas. Santino choisirait plutôt le caillou, ou le petit banc qu’il a fabriqué et disposé contre le mur de sa maison.

Cet été-là, c’était drôle d’être au salon, à l’intérieur, toute la journée, quand d’ordinaire on vit dehors. Sauf pour la sieste. Ça ne voulait pas dire que Santino faisait la sieste toute la journée. Ou toute la nuit. Non. Il dormait mal et il avait mal de devoir dormir, ou de faire semblant. D’ailleurs, ce n’était plus un salon. Pas même l’étable que c’était. C’était comme une grotte. Et Santino ne faisait plus semblant. Il avait les yeux ouverts. Il ne disait rien. Il soufflait. Il rauquait. Il toussait caverneusement.

Carmelo s’était approché. Il fit un signe qui voulait dire qu’Alessandro pouvait sortir, qu’il avait salué correctement, qu’il avait fait son devoir. C’était bien. Le grand-père était content de l’avoir vu.

Sûrement, il était content.

Sûrement, sûrement, d’accord, mais ce n’était pas suffisant. Le peu qu’ils se disaient, c’était important. C’était important de se parler un moment. Au moins une fois pendant le séjour. Au moins une fois parler de quelque chose. C’était important pour Alessandro. Parfois, il devait se creuser la tête. Pour trouver quelque chose à dire. Pour qu’un dialogue s’installe. Pour installer ne serait-ce que trois répliques. Par exemple, comment vont les oliviers. Ou si le tracteur marche toujours. Ou même, en français, pour rigoler, « ça va ? » et lui « ça va, ça va, ça va bien, bonjour, au revoir » pour rigoler. Donc, il s’agirait de trouver quelque chose. Cette année aussi. Cette année surtout, puisque ce serait la dernière. Il faudrait y réfléchir. Une semaine pour réfléchir. C’est quand même pas sorcier.

Parmi les devoirs du protocole avaient longtemps figuré les visites aux parents du deuxième ou du troisième degré, cousins de la cousine, cousines du cousin, vraie fausse tante et autres bâtards venant s’ajouter aux divers voisins, amis et retrouvailles inattendues qui faisaient le quotidien, ou presque, des « vacances » siciliennes. Au fil des ans, relâchement du protocole, disparition des concernés ou encore succès de l’âpre négociation menée par les enfants pour échapper à cette corvée, le cercle des visités était allé s’amenuisant et, mis à part un petit bonjour à l’oncle Francesco et à sa famille, Alessandro était libre de vaquer à ses occupations, fort peu nombreuses au demeurant, partagées entre la sieste, la plage et quelques virées alentours.

Il suivait parfois son père « dans la campagne », expression qui désignait, lorsqu’elle était manipulée correctement, les quelques lopins de terre que Santino avait distribués à ses héritiers le jour où il avait jugé bon de le faire, mais qu’il avait continué à travailler tant que ses jambes le lui avaient permis. À l’exception d’une ou deux parcelles, pour lesquelles il avait trouvé preneur et dont il avait accepté de se séparer avec l’âge, et parce qu’on lui en offrit un bon prix, ses quatre enfants s’étaient vus promettre ces grappes d’oliviers, onze par-ci, huit par-là, ces pieds d’orangers et de mandariniers, ces trois ou quatre arpents de vignes, trente ares de ce côté, vingt de l’autre, qu’il avait accumulés au fil du temps et qui étaient éparpillés autour du village. C’était « la terre ». Carmelo s’y rendait presque tous les matins, très tôt, avant la grande chaleur. Il aimait inspecter les arbres, humer les odeurs, traquer les mauvaises herbes. De son propre aveu, il n’y faisait pas grand-chose, mais ces escapades étaient devenues un rituel agréable, qu’il ne se lassait pas de répéter. Il rentrait vers huit ou neuf heures, empoussiéré, content, paré pour descendre à la mer.

Son fils ne le suivait qu’en soirée, s’ils s’arrêtaient en remontant au village, qui se trouvait sur les hauteurs. C’était le moment de l’authenticité.

Un soir qu’ils s’en revenaient par les lacets de la montagne, dans leur vieille Alfasud rose, au sortir d’un virage, Carmelo lui dit :

« Tiens, arrête-toi ici, Alex, on va jeter un œil aux oliviers…

– D’accord », répondit son fils.

Ils laissèrent la voiture près d’un remblai où se succédaient des palis enturbannés de fil de fer. Une ouverture était aménagée. Ils la franchirent et s’engagèrent entre les oliviers. Une brise aride soulevait les rameaux.

Alex demanda : « C’est au fond, pas vrai ?

– Oui, oui, c’est là au bout.

– J’oublie toujours lesquels sont à nous.

– Là, tu vois ? Ça descend un petit peu. Depuis là, ils sont à nous », précisa son père, en le précédant.

Il y en avait une dizaine, bien en terre, noueux, les bras ouverts. Alex remarqua : « Ce serait bien s’ils étaient tous regroupés sur le même terrain.

– Ah, évidemment, ce serait plus facile…

– Tu crois qu’ici, un jour, ce sera constructible ?

– Peut-être… On est quand même assez loin du village.

– De toute façon, c’est trop petit pour faire une maison… Il faudrait acheter un bout d’à côté… », dit Alex en souriant.

Le champ était baigné par la lumière oblique du crépuscule. Les bras mouvants des oliviers faisaient paraître alternativement le vert sombre et le pastel argenté des deux côtés de leurs feuilles.

Le père soupira : « Acheter… Si plutôt on arrivait à les vendre !

– Les voisins ne veulent pas ? demanda le fils.

– C’est trop petit ! » dit le père.

Carmelo avait mesuré l’étendue du problème en sondant quelques villageois. Aucun d’entre eux n’était intéressé. Pour une raison simple : le contrat qu’il fallait passer coûterait plus cher que le terrain.

« Le contrat ? demanda Alex.

– Ben oui. Pour vendre, tu vas chez le notaire pour valider le contrat et ça coûte un million de lires minimum.

– Ah.

– Si moi j’en demande un million… » ajouta le père.

Une odeur de brûlis arrivait d’un champ voisin. Elle se mêla aux parfums qui flottaient autour d’eux.

« Pour le terrain ? Ah oui, c’est un problème…

– Je vais quand même pas le donner gratuit !

– Ben non », reconnut Alex.

Ben non, ce serait pas juste de bazarder la terre, même si elle était invendable. Des propositions, le grand-père en avait eu, et des bonnes ! Mais il s’était mis un prix dans la tête et n’avait pas démordu. À tort ou à raison, de toute façon, la terre, on ne l’avait pas reçue dans une pochette surprise. Le grand-père l’avait travaillée pour les autres, d’abord, pour les grands propriétaires, avant de pouvoir s’en acheter un petit bout. C’est petit bout par petit bout qu’il avait procédé. Et elle avait nourri son monde, la terre, depuis le début, depuis toujours. Alors, c’était facile à dire « ça vaut rien » ou « c’est trop d’efforts pour pas grand-chose », en attendant, on avait tous été très contents toutes ces années, de manger ces oranges, ces citrons, ou de repartir chacun avec son bidon d’huile, vingt litres chacun tous les étés.

Sur les rameaux, fébriles, menues, les olives avaient commencé de pousser. Avant de rebrousser chemin, Alex en détacha une et la fit glisser entre ses doigts.

« C’est facile de critiquer, répétait Carmelo, c’est facile de ramasser ses provisions et de dire au revoir merci. Après, c’est facile aussi d’avoir les pâtes dans son assiette sans se rappeler d’où vient la sauce.

– C’est facile », admit Alex en jetant l’olive. Il la vit rebondir sur la route et se perdre dans le bas-côté.

Tandis que l’Alfasud entrait dans le village, les deux restaient songeurs. Quant à ce que pensait Santino, mystère. Il avait travaillé la terre. Il avait généreusement distribué ses fruits. Rarement pour de l’argent. Le jour venu, il avait recueilli chacun des petits bouts afin de les répartir entre ses enfants. Equitablement. Et voilà. La terre était là. Elle avait toujours été là.

Mais les hommes étaient passés. Et puis, certains étaient partis. Et maintenant, ils regardent et c’est tout. La terre, au fond, pour Santino, c’était bien. Pour Carmelo, c’était vrai. Pour Sandro, c’était beau. Est-ce qu’on avait gagné au change ? En tout cas, on n’allait pas faire fortune.

La semaine fila.

La veille du départ d’Alessandro, sa mère et ses tantes lui demandèrent ce qu’il voulait manger. Après avoir consulté ses cousins, il opta pour les braciole – le dialecte pour dire les involtini à la messinaise. Carmelo se rendit chez Felice, le boucher, qui tenait boutique juste en face du Vico Basilicò. Il en commanda pour douze personnes. Il s’agissait de veau coupé en tranches fines, légèrement beurrées et salées, enduites d’un mélange de pecorino râpé, de panure et de persil haché, puis enroulées et enfilées sur un bâtonnet, parées pour le grill. D’ordinaire, Giovanna les préparait : c’était l’une de ses spécialités. Mais, étant donné les circonstances, on avait délégué certaines habitudes. À la nuit tombée, Carmelo alla prendre livraison. Il fut accueilli chaleureusement. Le père de Felice et le sien étaient de vieux amis. Le premier avait même prêté au second de quoi acheter la parcelle où Carmelo, plus tard, avait construit sa maison.

« Ciao, Melo, dit le boucher.

– Ciao, Felice. T’as la marchandise ?

– Qu’est-ce que tu crois, que j’allais vous laisser mourir de faim ? »

Ils rirent. Puis rirent encore une fois. Et quand le silence fut prêt de s’installer, en lui tendant sa marchandise par-dessus le banc, d’un air grave, Felice dit à Carmelo : « Tu me salues ton père bien bas, d’accord ? »

En sortant, il tomba sur Domenico. C’était le voisin, l’ami. Toujours prêt à rendre service. Il exerçait un métier indéfinissable, à mi-chemin du forgeron et de l’homme à tout faire. Il était en voiture. Il s’arrêta. « Où est-ce que tu cours, comme ça ? », lui demanda Carmelo. Il allait chez un type récupérer de la ferraille. Ça pourrait toujours être utile. Ils palabrèrent jusqu’à ce qu’une voiture, puis une autre, puis une autre encore, après avoir patienté à l’arrière, se missent à klaxonner. « Mes hommages à Madame, fit Domenico en démarrant, je passerai voir ton père demain. »

Le temps de traverser la rue et de remonter la venelle, Carmelo salua encore son oncle Francesco qui passait par là, Mariano revenant du bar, le dos voûté mais l’œil allègre, enfin Ciccina, dont la tête dépassait du mur de son jardin. En arrivant près de la maison des parents, il entendit son père et son fils qui parlementaient. Alessandro avait sans doute choisi ce moment pour s’entretenir une dernière fois avec il nonno. Carmelo, après une hésitation, pensa qu’il valait mieux les laisser seuls, mais, tandis qu’il descendait les marches de l’escalier menant vers chez lui, il surprit quelques mots qui lui firent rebrousser chemin. Apparemment, il y avait eu un petit malentendu. Carmelo s’en enquit, s’empressa de le dissiper et c’est avec son fils qu’il pénétra quelques secondes plus tard dans la cuisine, où les femmes s’affairaient déjà.

Il est chargé, comme à l’accoutumée, de faire griller la viande. Il se met au travail, sur la petite terrasse. Elle ne donne sur rien. Le mur qui la sépare du jardin de Ciccina est trop haut. On aperçoit le sommet du Mont Santo Stefano et, plus loin, un morceau de la chaîne des Peloritani. Carmelo est content. Il est content d’être sur sa terrasse avec sa famille. Tout le monde arrive et s’installe autour de lui. On a sorti la table et les chaises. Il fait moins chaud. Le soleil est couché depuis longtemps.

Il y a une belle salade avec les légumes du potager. Les olives, aussi. Les tomates sott’olio, les aubergines mises à frire. Plus tard, après les braciole, du fromage encore et des fruits. Saclolo et sa femme sont restés un petit moment. On a bu un verre de vin. Carmelo regarde sa famille, Anna sa mère, ses sœurs Peppina et Giovanna, son jeune frère Luca le Milanais, ses enfants, ses neveux, et il est heureux.

Il perçoit de l’inquiétude chez Alessandro. C’est parce qu’il s’en va et qu’il ne verra plus son grand-père, Nonno Santino. C’est vrai qu’il ne le verra plus. Même mort, il ne le verra pas. Tous, ils vont redescendre à l’automne. Lui, non. Il aura des examens à passer, il ne pourra pas.

Un instant, Carmelo s’en veut de ne pas être triste, de ne pas s’accorder aux voix posées de ses familiers. Il se rattrapera. Il ne parle pas volontiers de son père. Mais il n’est pas indifférent. Il ne l’aime pas moins que les autres. Il pleurera. Il pleurera sur la tombe de son père, quand il sera mort et enterré. Il ira le trouver, seul, après les funérailles. Il le dira à sa femme, à son fils. Il leur dira : « J’ai pleuré. »

Ce soir-là, il se laisse bercer par les parfums de la table et la rumeur des voix.

Le lendemain, devant Nonno Santino, au moment du départ, Alessandro pensa qu’il fallait parer au plus pressé. Là où la parole avait échoué, hier, il faudrait remplir le vide par le regard, pour ne pas oublier. Maintenant, au moment de quitter son grand-père, c’était ce vide. Alors, il fallait regarder et faire même sans mots grandiloquence. Il l’embrassa. Puis il sortit dans le corridor et se retourna.

[…]

Extrait de « La Transition», roman de Filippo Zanghí
[en cours d’écriture]

Blog et entretiens

Dans le cadre de l’année de son Prix, et pour documenter le travail en cours, Filippo Zanghí a recueilli nombre de témoignages et entretiens audio que l’on trouvera rassemblés ici:
https://audioblog.arteradio.com/letransblog/frontUser.do?method=getHomePage&blogName=letransblog

ainsi que des notes, images et impressions, matériel littéraire qui servira à la rédaction de son roman :
http://www.letransblog.net/

Ces pages sont fréquemment mises à jour par l’auteur.